Monsieur le président…

Ce jour là, la campagne avait mis son manteau de brouillard et les corbeaux gelaient sur les branches. Dans la plaine à peine réveillée les chars de Leclerc faisaient ronfler leurs moteurs, les cliquetis des chenilles grinçaient sur les pavés. Leurs armes crachaient la mitraille sur quelques points chauds, Strasbourg s’offrit aux libérateurs frileuse et éberluée, « les Américains » venaient jeter dehors les molosses vert de gris.

L’Alsace à peine réveillée, amputée de 130 000 jeunes gens n’a pas su pavoiser comme il eut fallu, Strasbourg et ses habitants étaient derrière leurs volets clos, pour observer le manège des Allemands, « Gauleiter y compris » qui fuyaient vers le pont de Kehl. Le maréchal des logis chef Albert Zimmer de la Wantzenau et ses compagnons sur leur char, avaient le même objectif, mais un projectile mis fin à leur couse en faisant exploser la tourelle de leur blindé…

La région tout entière prise en otage souffrait de l’absence de ses jeunes gens, 130 000 étaient dans les rangs du Führer avec un uniforme honni sur le dos, contraints en lieu et place des allemands de souche, utilisés comme chair à canon contre l’offensive des bolcheviques et des troupes alliées. Le régime était aux abois mais la bête hurlait encore, enfin vers midi les habitants des quartiers libérés s’aventurèrent aux fenêtres, en agitant timidement de petits drapeaux français. Strasbourg était vide d’hommes, vide d’habitants, vide de vie, tout le monde se terrait dans les caves des maisons tristes et grises. Strasbourg était libérée mais KO par quatre années d’annexion sous la botte nazie, vidée de sa jeunesse et des forces vives d’une cité rhénane jadis florissante.

Dans le brouillard place de Haguenau une silhouette furtive s’activait sur un vélo, la tête dans le guidon, mon grand-père Émile Schwartz venait de quitter précipitamment son poste de garde au faubourg de Saverne. Les Sherman ronflaient de tous leurs chevaux côté Ouest de la place de Haguenau. Caché par la végétation, mon aïeul roulait à toute allure vers Schiltigheim pour rejoindre les siens le long du canal, dans la petite auberge qui leur permettait de vivre. Son collègue un berlinois lui avait crié : « Emil fahr zu hause die Américaner kommen, wir werden uns nie wieder sehen, der krieg ist zu ende! »,  » Emile rentre chez toi les Américains arrivent !  » Grand-père ne s’était pas fait prier et avait enfourché son vélo ! Une fois de plus la chance lui avait souri, sans se faire remarquer, il avait croisé l’avant garde de la deuxième DB sans voir que des « Français » venaient libérer la ville

Moi pour ma part j’étais encore bien au chaud dans le ventre de maman. Loin de l’Alsace mon papa Émile Michel lui avait été incorporé de force le 12 novembre par les nazillons du coin… Comme pour beaucoup d’autres jeunes hommes, son cas de conscience avait été vite réglé : quel garçon aurait eu le lâcheté de laisser sa famille entre le mains de la soldatesque nazie ou de la Gestapo, quel garçon aurait eu la lâcheté de laisser sa maman, sa grand-mère et sa petite sœur aux mains des monstres perfides et grotesques que l’Allemagne leur avait envoyé. Un crime contre l’humanité avait été commis en Alsace Moselle.

Alors ils sont partis la tête basse rejoindre le train qui les attendait à la gare des marchandises de Cronenbourg. C’était là bas, à l’abri des regards et sous la surveillance de la Gestapo, qu’on fit monter la fine fleur de la jeunesse alsacienne dans les wagons en partance pour le grand Reich. Ces jeunes hommes se sont sacrifiés pour préserver leurs familles des affres de la Sippenhaft, vieille loi barbare qui faisait subir aux familles innocentes les sévices réservés aux réfractaires ou aux évadés de la Wehrmacht. Une loi scandaleuse à peine reprochée aux pontes nazis de Berlin, encore moins décriée dans les accords Franco-Allemands après la guerre.

Dans le petite auberge à Schiltigheim, ils ont fêté la libération entre amis. Dans le grand poêle dressé au milieu de la salle du restaurant ils ont brûlé les drapeaux nazis en chantant « der Hans im Schnockeloch », grand-père a servi de l’Edelzwicker et grand-mère a tué un lapin. Maman était triste elle pensait à son mari, les monstres l’avaient emporté contre son gré vers le front Russe, cette boucherie avaient déjà englouti son beau-frère André sur les steppes de Koursk et quatre de ses cousins. Je suis né un mois plus tard et la vie à repris son cours… Récemment j’ai même entendu que les Malgré Nous avaient été des traîtres, moi je préfère la parole de ma grand-mère : « dinner baba esch a braver bue gsenn », « ton papa était un brave garçon », il avait su faire son Devoir.
Par son abnégation, il leur a sauvé la vie et leur moyen de subsistance, il a su nous protéger maman était enceinte de huit mois, à moi il m’a offert la vie par deux fois.
Monsieur le président il avait refusé d’adhérer au NSDAP, il détestait les nazis, et aujourd’hui la France nous refuse le statut de victime de la barbarie nazie… L’Alsace et la Moselle ont payé leur place au milieu des belligérants, otages innocents de scandaleuses ambitions.

« Et l’on eût exigé d’eux qu’ils fussent des héros…»

Respectueusement Gérard MICHEL
Président de l’OPMNAM (Orphelins de pères Malgré Nous d’Alsace Moselle)

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